Une gueuze scientifique
Dans l’antre d’un coupeur de gueuze wallon
Gueuzerie Tilquin
Gueuze à l’ancienne
Chaussée Maïeur Habils 110
1430 Bierghes (Rebecq)
- Découvrez les recettes
De la gueuze en Wallonie ? Un quasi-crime de lèse-majesté, quelque chose que l’on n’aurait jamais cru possible si un illuminé, dans le bon sens du terme, n’avait décidé de secouer le cocotier brassicole. Et en la matière, Tilquin n’a pas fait les choses à moitié : 650 fûts de chêne, de 400 ou de 600 litres, impeccablement rangés et annotés à la craie, revendiquent leur droit à la vie face au visiteur qui n’en croit pas ses yeux.
C’est une démarche atypique que celle de Pierre Tilquin (1973). À tel point que l’homme a éprouvé le besoin d’imaginer un néologisme pour en dessiner les contours. Sa “gueuzerie” – ne cherchez pas le mot au dictionnaire – se découvre comme un rêve de scientifique un peu fou implanté du côté de Rebecq.
« D’autres producteurs de gueuze ont une approche de l’assemblage plus intuitive, mon approche est plus scientifique »
En quelques années, Tiquin a triplé sa production. Aujourd’hui, il écoule 1 600 hectolitres par an. « La gueuze est un produit de niche très prisé aux États-Unis et en Suède », confie-t-il pour expliquer son succès.
Pour inédite qu’elle soit, la démarche n’en a pas moins été approuvée par l’Horal (Haut Conseil pour Bières Lambic artisanales), sacro-saint organisme qui valide un mode de production traditionnel à la faveur d’un cahier des charges se démarquant des produits industriels chargés de sucre comme la Kriek Belle-Vue ou la Mort Subite framboise.
« La gueuze est un produit de niche très prisé aux États-Unis et en Suède »
Il convient ici de rappeler dans les grandes lignes la spécificité de la gueuze. Cette boisson naît en réalité d’un assemblage, plus ou moins savant, de différents lambics. Lambics ? Il s’agit de bières de fermentation spontanée produites dans la vallée de la Senne et le Pajottenland. Celles-ci sont composées de 60 % de malt d’orge et 40 % de froment. Véritable rareté brassicole, les gueuzes qui en résultent sont un mythe belge élaboré à partir du mélange de ces lambics âgés de 1, 2 ou 3 ans. Non filtrés et non pasteurisés, les flacons de gueuze sont refermentés en bouteille pour une durée de 6 mois minimum au bout de laquelle naît une douce effervescence qui sublime les notes acidulées de ce breuvage inimitable.
Il faut toutefois bien comprendre que ce processus complexe ne fait pas de Pierre Tilquin un brasseur, cette désignation est impropre, mais un “coupeur de gueuze”, le seul de Wallonie, comme on l’aura compris. Pour bien mesurer son art, il faut rappeler le parcours de l’intéressé. Ingénieur agronome ayant enchaîné les doctorats et les postdoctorats autour des statistiques appliquées à la génétique animale, ce Namurois d’origine s’est intéressé à la bière au fil de ses longues études. Cette passion lui fait pousser la porte d’institutions tels que Cantillon (Bruxelles) et 3 Fonteinen (Beersel). Peu à peu, l’intérêt, qu’il alimente de lectures scientifiques, se fait dévorant : il décide d’abandonner la recherche au profit du jus d’orge, de froment et de houblon. Surqualifié pour rejoindre une brasserie déjà existante, Pierre Tilquin décide de lancer sa propre entreprise.
Le défi est impossible à relever pour quelqu’un qui ne dispose pas de capitaux. Cette contrainte, le coupeur de gueuze va en faire un atout. Il décide de concentrer toute son attention et son savoir à l’élevage des lambics. Un choix qui n’est d’ailleurs pas sans le ramener à sa formation initiale. « Je me promène entre les fûts de chêne séparés par une travée, exactement comme je le ferais parmi des animaux rangés de part et d’autre d’une étable », sourit-il.
Les ténors de la profession – Boon, Lindemans, Girardin, Cantillon et Timmermans – deviennent alors ses fournisseurs. Il a gagné aujourd’hui leur respect. « La plupart des brasseurs ont une approche poético-empirique, leurs gestes sont instinctifs, mon approche est plus scientifique, j’ai besoin de comprendre ce que je fais. Mon idée est de choisir les meilleurs lambics possibles, de les élever dans les meilleures conditions pour qu’ils expriment une rondeur et un moelleux capables de plaire à ceux que la gueuze effraie », résume Tilquin.